La vente « multiniveau » est un concept de vente directe, importé des États-Unis, à ne pas confondre avec la vente avec réunions à domicile, pratiquée par des sociétés comme Tupperware ou Avon, lesquelles emploient des VRP salariés et distribuent une seule marque.
Le pionnier de la vente « multiniveau » est la société Amway, créée à la fin des années cinquante par Rich DeVos, ancien pilote de lU.S. Air Force. À noter quAmway a été suspectée dentretenir des liens avec la secte Moon, sans quon puisse en établir des preuves formelles.
Autre nom connu, Herbalite vend en « multiniveau » des produits diététiques et des substituts de repas ; elle se targue de vendre 600 millions de francs de produits par an. Ses adeptes observent la règle dite « des trois P » : prendre le produit, porter son badge (« Jai la forme maintenant, demandez-moi comment »), parler aux gens.
Sur France 2, lémission Envoyé spécial du 15 septembre 1994 a fait le point sur ses méthodes, et sur les accusations de lien avec la secte de Scientologie. Grâce à laction des associations de consommateurs, les distributeurs Herbalite sont, sur demande, remboursés de leurs stocks.
Les firmes NSA (filtres à air et eau), Quorum (alarmes) ou Cabouchon (bijoux) utilisent aussi un réseau « multiniveau ».
En 1988, Jean Godzich, états-unien dorigine polonaise né à Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais) et résidant à Phoenix (Arizona) lance lactivité du « Groupement Européen des Professionnels du Marketing », le GEPM, à Fleury-sur-Andelle (Eure), où il possède le Château Blanc.
La même année, il est exclu du réseau de vente « multiniveau » Amway, en raison « de graves divergences déontologiques »...
Le GEPM, dont les actionnaires sont Godzich et la Financière G8, se développe très rapidement en distribuant des produits dentretien, puis en élargissant sa gamme. Il na pas été admis au Syndicat de la vente directe. Son siège dans lEure emploie en 1995 quatre cent cinquante salariés à des tâches de logistique (entrepôts) et de gestion informatique. Son réseau comprend 50 000 « distributeurs mandataires » indépendants.
Lambition européenne du GEPM ne sest pas encore concrétisée, même sil regarde vers lEspagne et lItalie.
Jean Godzich entretient le culte des fondateurs, en particulier des douze distributeurs « diamants » (voir plus loin le type dorganisation) qui forment lélite supposée du réseau. Doug Wead, ancien conseiller de George Bush père et distributeur pour Amway aux États-Unis, fait office de « consultant ».
- Les douze « diamants » : ils opèrent au sommet de la hiérarchie. Ces membres contrôlent chacun six distributeurs, qui ont rang de « major » et assurent chacun 100 000 francs de volume de ventes mensuelles par leur propre réseau, mais nont aucune obligation de réaliser un chiffre daffaires personnel. Parmi les « diamants » se trouvent notamment Éric et Valérie Masson, à lorigine de la création de léquipe cycliste que parraine le GEPM (Éric Masson est un ancien champion amateur). Devenir « diamant » est présenté comme la forme la plus accomplie de la réussite, supposée accessible à tous. Parmi les « lots » offerts par le Cabinet de lAndelle pour inciter ses « indicateurs daffaires » à trouver des clients pour ses produits dassurances figure un dîner en tête à tête avec lun des douze « diamants ».
- Les « distributeurs centraux » : ils sont au nombre de 1300. Le distributeur central, inscrit au registre du commerce, est un commerçant indépendant qui touche des commissions sur le chiffre daffaires de sa « force de vente », composée de « distributeurs mandataires » et (ou) dautres « centraux », et appelée sa « lignée » de distributeurs. Plus un « central » a de qualifications, plus son activité soriente vers le recrutement et lorganisation de réunions donc, moins il vend lui-même. Il touche des commissions de 14 à 23 % sur le chiffre daffaires de sa « lignée », et des commissions de « 1e et 2e génération » et de « profondeur » (1 % à chaque stade des échelons ci-dessous), calculées sur le chiffre daffaires réalisé par la force de vente comprise entre sa « lignée » et celle du prochain « exécutif ». Il franchit les divers échelons de la hiérarchie en étant successivement :
1. « Distributeur pilote » pendant une période probatoire de six mois.
2. « Distributeur central », dabord « junior », puis « senior », enfin « major ».
3. « Distributeur sur major » sil a recruté un distributeur devenu « major ».
4. « Exécutif » sil a recruté deux « distributeurs majors ».
5. « Ambassadeur » sil a recruté trois « majors ».
6. « Excellence » sil a été plus de six mois « ambassadeur ».
- Les « distributeurs mandataires » : selon le GEPM, ils sont au nombre de 50 000, en métropole et dans les DOM-TOM, qui ont signé un tel contrat auprès de « distributeurs centraux ». Mais on nen trouve nulle trace au registre du commerce : ils vendent les produits portant le label GEPM à leurs relations, leurs amis, leur famille. Le GEPM affirme quil sagit là dune activité annexe, fournissant un revenu supplémentaire à des couples dont lun des membres ne travaille pas. Lorsquun mandataire recrute un nouveau distributeur, il devient son partenaire, et ce dernier appartient à sa « lignée ». Pour devenir un « mandataire WEL » (premier pas vers la qualification de « distributeur central »), il faut trouver trois « mandataires » qui réalisent 5000 francs de chiffre daffaires par mois, et en outre réaliser soi-même ce chiffre daffaires.
Une des clés du système consiste à faire acheter aux membres du GEPM du matériel de promotion ou « pédagogique », généralement produit par Godzich Marketing International (GMI). Au départ, le distributeur fait obligatoirement lacquisition, pour 495 francs, dune mallette contenant un baguier, un onglier, des échantillons de parfum et des catalogues avec les bons de commande. Parmi les produits conseillés viennent ensuite le Guide de construction efficace avec ses quatre cassettes (189 francs), des fiches explicatives (29,60 francs), des « manuels » (environ 80 francs lun) et des « cassettes-développement » (36 francs).
Ces achats sont généralement complétés par des séries de voyages, week-ends et réunions...
Le GEPM sest spécialisé dans des produits à fort « taux de renouvellement » ; ses meilleures ventes sont Artrax, un détartrant pour W.C. (26,90 francs les 75 centilitres), les lessives Triplaxel (119 francs les 2,5 kilos de concentré), Bioxel (59,90 francs les deux kilos « sans phosphates ») et Prismacolor (119 francs les 2,5 kilos de concentré) ; les produits dentretien (marque BelLande), lhygiène-cosmétique (soins Borélia, parfums Arrakis...) et le textile (vêtements en prêt-à-porter, lingerie Justelle...).
Le GEPM dit se fournir à 80 % en France et en Europe, chez les sous-traitants de la VPC et les lessiviers. Son laboratoire (LCA) réalise à Aix-la-Chapelle des tests et des productions en petites séries.
Le GEPM patronne depuis 1995 une équipe cycliste professionnelle : Luc Leblanc a signé son contrat quelques jours avant de devenir champion du monde, et un budget de lordre de trente millions de francs est prévu pour léquipe « Le Groupement-Norwich Union ». Cette compagnie britannique, qui inspire en général la plus grande méfiance à la presse économique, apportera cinq millions.
Le GEPM est lun des trois premiers distributeurs en France des « produits » de la Norwich-Union, à travers le cabinet de lAndelle. Dans son bureau, où figure sa photo en compagnie de Paul-Loup Sulitzer, Lionel Charles, ancien courtier pour la Norwich-Union, actuel responsable du cabinet de lAndelle et PDG de GMI, a annoncé le lancement dun nouveau « produit »dassurance-vie portant le label « PLS (Paul-Loup Sulitzer) Investissement », géré par la Norwich-Union. PLS Investissement annonce des caractéristiques techniques attractives (frais dentrée : 3,05 % ; frais de gestion : 0,45 %), mais le versement minimal de 50 000 francs est très élevé, et la performance promise (8,11 % en 1994) ne sera distribuée que sur un trimestre, compte tenu de la date de lancement. Au-delà, PLS Investissement se borne à garantir le minimum imposé par la loi : 4,5 %.
Il faut noter que Paul-Loup Sulitzer a figuré quatre jours de suite au programme de la « Libre Entreprise » organisé par le GEPM à Bercy en juin 1994, tout en se défendant de cautionner le Groupement.
Le GEPM se targue de financer régulièrement certaines uvres, dont la fondation Abbé Pierre et les Restos du Cur, grâce aux diverses collectes réalisées dans son réseau.
Les revenus : le système est fondé sur le recrutement ; plus on monte dans la hiérarchie du Groupement, plus lactivité consiste à recruter de nouveaux distributeurs. 70 à 75 % des distributeurs inscrits au registre du commerce (les « distributeurs centraux » à partir de « major ») nont aucune obligation de vente : pour réaliser les 100 000 francs de leur volume dit « personnel » (qui tombe à zéro pour les « diamants »), il leur suffit de recruter de nouveaux distributeurs qui leur soient rattachés. Ce système est accusé de sapparenter à la vente dite « pyramidale » ou « boule de neige ». Les délégations de lEure et de la Gironde de la Direction de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes, ainsi que lUnion Féminine Civique et Sociale (association de consommateurs), ont dailleurs saisi la Justice, et leur plainte est instruite à Évreux. Le GEPM a contre-attaqué en annonçant, le 8 septembre 1994, avoir commandé un audit au cabinet KPMG-Fidal, et cet audit a conclu que le système de rémunération procurerait, en haut du système, des revenus fondés, non sur la progression géométrique du nombre de distributeurs (interdite par la loi du 23 juin 1989), mais sur la loi des grands nombres, interprétation minimaliste de ce que la loi proscrit en matière de vente.
Les commissions : le GEPM dit ne pas disposer de statistiques sur les gains moyens des distributeurs « mandataires », mais il fournit une estimation, de 500 à 3000 francs par mois, frais non déduits. Cette donnée numérique est très modeste, mais justifiée officiellement par le caractère complémentaire de lactivité. Pourtant, même lhypothèse basse de 500 francs paraît extrêmement optimiste : à supposer que 50 000 « mandataires » aient perçu en 1994 pour 500 francs de « remises sur achat » chaque mois, et sachant que la rémunération des « mandataires » en « remises sur achat » sélevait à 24 % de leur chiffre daffaires hors taxes au cours du dernier exercice, ces 500 francs devraient correspondre à une vente annuelle hors taxes de 1250 millions de francs de produits. Or le GEPM annonce un chiffre daffaires total de 650 millions pour 1994. Ne restent donc que 300 francs ou moins, dont il faut encore déduire les frais dessence, de téléphone, le « kit » de départ quasi-obligatoire valant au moins 713,60 francs, les livres (cinq par an, soit 400 francs environ), la participation aux réunions mensuelles (pouvant totaliser 800 francs annuels), les catalogues supplémentaires (400 francs), les manifestations comme le « Week-end du Rêve » (1395 francs) et le dossier de renouvellement annuel (200 francs). Le mode de rémunération a été réaménagé en 1994, pour la troisième fois en cinq ans : une commission supplémentaire pour les « mandataires » (3 %, 5 % ou 7 % de 5000 à 25 000 francs de chiffre de daffaires) sera réintroduite.
Le statut : il est très précaire. Chaque année, les distributeurs « mandataires » sont renouvelés à 70 % ! Le GEPM compare ce taux de « rotation » à celui de Tupperware (80 %), dont le système est pourtant différent. Il est donc nécessaire de motiver les « mandataires » ; aussi les « centraux » organisent-ils avant recrutement des « réunions de première information », et font miroiter les gains importants qui déboucheront plus tard sur la Mercedes, le champagne, la piscine, etc. Une fois recruté, le « mandataire » entend dautres discours : « Nabandonnez jamais ! », ou « Je vais vous donner la recette pour survivre une année de plus » ou « La fusée dépense 80 % de son énergie avant le décollage, puis ensuite, plus besoin de carburant ! »
Les livres de « formation » du GEPM mettent le religieux au service de la motivation ; ils sintitulent La Foi est la réponse, ou La Fortune en dormant, ou Quand on veut, on peut, ou La Magie de croire, ou encore Le plus grand miracle du monde, avec un chapitre titré « Le Memorandum de Dieu ». Les vendeurs devaient lire au moins un de ces livres par mois.
Dans Et Maître et disciple, Jean Godzich et Doug Wead utilisent la parabole du grain de blé tombé en terre, tirée des Évangiles : cest dans la bonne terre de vos amis et de vos relations que vous devez planter la libre entreprise, affirment-ils.
Doug Wead est également pasteur de « La Première Assemblée de Dieu », sise à Phoenix (Arizona), où officie Léo Godzich, frère de Jean.
Le recours à lirrationnel et à lémotion est systématique dans les cassettes et discours des chefs, lors des réunions à la mise en scène impressionnante. Selon le GEPM, ce sont là des « méthodes davant-garde ». Lors dun « Week-end du Rêve », Jean Godzich déclarait : « Il y a des émotions intenses qui nous troublent. [...] Pour tous ceux qui ont été troublés, bouleversés, sachez que vous êtes sur la bonne voie. [...] Arrêtez de vous poser des questions ». Le dimanche, les participants sont souvent conviés au « partage spirituel » : on se prend par la main, on écoute des lectures des Écritures... L’un d’eux explique que « Dieu a dit à Noé : Construis une arche et puis ne tinquiète pas. En plein milieu du désert, construis une arche. Et puis il a écouté, il na pas cherché à être intelligent, il na pas cherché à comprendre ». Il leur est recommandé : « Ne communiquez jamais rien de négatif dans le groupe. Nabandonnez jamais ».
Le GEPM a eu maille à partir avec la Justice depuis le printemps 1992, avec le dépôt dune plainte, au Tribunal de Grande Instance dÉvreux, par lUnion Féminine Civique et Sociale, qui avait reçu des témoignages accablants de nombreux vendeurs grugés ; la gendarmerie de Rouen est chargée de lenquête. Au cours dune audience devant le Tribunal de Grande Instance de Caen, le 21 juillet 1993, le père Jacques Troulard, spécialiste des sectes au sein de lÉglise catholique, a déclaré avoir décelé dans les méthodes du Groupement des traits « que lon retrouve dans les sectes dangereuses »¸ car « certains distributeurs du GEPM recrutent des personnes en état de faiblesse ou dinstabilité ». Jean-Pierre Bousquet, vice-président de lAssociation de Défense de la Famille et de lIndividu, association qui aide et défend les victimes de manipulations mentales, a évoqué les « caractéristiques sectaires » du GEPM, et dit qu« on ne reconnaît plus les gens qui y entrent. Face à la critique, ils se ferment et rompent avec leurs amis, leur famille... »
Une circulaire du rectorat de Caen a mis en garde les proviseurs contre les recrutements à la sortie des lycées. Le GEPM a intenté un procès en diffamation contre le recteur, mais a perdu son procès en 1993, ainsi que celui intenté contre lADFI, accusée par lui de « dénigrement ».
Quant au Sénat, il a adopté à lunanimité, le 15 novembre 1993, et à linitiative du sénateur André Posset, un amendement au projet de loi sur les pratiques commerciales, qui vise à entraver le développement de la vente dite « pyramidale » ou « multiniveau ».
En 1995, après une perquisition des gendarmes au siège de Fleury-sur-Andelle, le GEPM se saborde pour renaître sous lappellation de Cedipac. Son nouveau PDG, Lionel Charles, 31 ans, ex-président du directoire du GEPM, ex-PDG de GMI, annonce à « LExpress » son intention de liquider toutes les sociétés liées au Groupement, de sauver lentreprise et ses deux cent trente salariés qui restent (le Groupement en a eu jusquà quatre cent cinquante), et darrêter la vente multiniveau pour agir en simple centrale dachats. Il prétend que les pouvoirs publics et les banques lont obligé à éliminer Jean Godzich à cause de lacharnement des médias entraîné par le parrainage de Luc Leblanc, acharnement qui avait fait chuter de 40 % lactivité du Groupement.
Au moment où le Groupement a déposé son bilan, en novembre 1995, ses pertes sélevaient à 37 millions pour lannée. Il lui restait alors 200 salariés et 1200 distributeurs.
Le Cedipac na pas vécu longtemps : il a déposé son bilan la même année, et son PDG Lionel Charles a été mis en examen pour infraction à la réglementation sur la vente pyramidale. Aujourdhui, seule la vente directe dite « multiniveau » reste légale.
Par un curieux hasard, la Fédération dAgrément des Réseaux diffuse des cartes intitulées « Privilèges Services », qui permettent dacheter des produits ressemblant étrangement à ceux du Groupement, et tous les membres de son conseil dadministration ont eu des responsabilités dans le défunt GEPM...
Références : « Le Revenu Français », numéro 318 du vendredi 21 octobre 1994 et 367 du vendredi 17 novembre 1995, « LExpress », numéro 2308 du 28 septembre 1995.