J’entrai en classe de sixième à dix ans, en octobre 1951. À présent, j’étais séparé de mes meilleurs camarades, qui avaient été affectés dans une autre classe de sixième. La nouveauté, c’était que, pour la première fois, nous avions plusieurs maîtres, selon les matières ; en outre, pour certains, nous les verrions plusieurs années de suite. Quand le professeur est bon, tant mieux ; dans le cas contraire, c’est comme dans la tragédie grecque, et ce que chanta la belle Hélène, on subit la fatalité !
Commençons par un bon.
Il enseignait l’anglais. Son nom est souvent mal orthographié. Voilà donc la bonne orthographe, dont je suis certain pour une excellente raison, c’est le seul professeur que j’ai revu après mon départ de Djidjelli. Il avait décidé de changer de travail, ou du moins d’essayer, et de larguer l’enseignement pour devenir inspecteur primaire (les intéressés ont horreur qu’on les appelle ainsi, il faudrait dire « inspecteur de l’enseignement primaire » ; mais leurs administrés utilisent le raccourci, à dessein probablement). Et c’est dans l’établissement où je poursuivais alors mes études, l’École Normale de Constantine, qu’il était venu passer l’examen pour accéder à cette fonction. J’avais donc lu son nom sur la liste des candidats.
Curieuse impression, soit dit en passant, que de voir un de ses anciens professeurs assis à une table d’examen pour y subir une épreuve. Je ne sais pas s’il a réussi, mais n’ai aucune raison de penser que non, car monsieur Pilhaud était intelligent. C’était aussi le seul maître qui nous respectait sans aucune restriction : pas une baffe, pas une injure, il ne criait jamais, ne se mettait en colère en aucune occasion. Un être civilisé, avec lequel on avait l’impression d’appartenir à l’humanité, pas à un troupeau d’ovins promis à la consommation des non-végétariens.
Nous n’étions toutefois pas certains que ses connaissances en anglais étaient inattaquables, car il fut un jour inspecté. Épisode assez délirant, puisque, ainsi que je l’ai rapporté dans une autre page, les inspections ne se produisaient jamais par surprise, à Djidjelli : les inspecteurs venaient de Constantine, et tout se savait longtemps à l’avance. Par conséquent, ceux qui allaient être mis sur la sellette se préparaient pour éviter toute déconvenue.
Dans le cas présent, dire que monsieur Pilhaud s’était préparé est un doux euphémisme, il avait littéralement mis en scène sa future inspection, et nous avait fait répéter nos rôles et nos dialogues comme une véritable pièce de théâtre, intonations comprises. Et, alors que son travail, d’habitude, le faisait passer de salle en salle selon le cours qu’il devait donner, on lui avait réservé, pour l’occasion, une salle de classe qu’il avait redécorée pour en faire un local prétendument réservé à l’enseignement de l’anglais – ce qui n’avait jamais existé jusqu’à ce jour. On pendit des banderoles, on placarda aux murs des tableaux de vocabulaire anglais, on planta de petits Union Jack, on afficha la photo de la nouvelle reine d’Angleterre à la place d’honneur... C’était trop beau pour être vrai. Dialogues, décor, il ne manquait que les costumes, mais là, notre professeur n’osa pas nous faire revêtir des kilts ! (À supposer qu’un kilt puisse « revêtir » qui que ce soit)
L’inspecteur qui se pointa était un monsieur assez âgé, à qui on ne la faisait pas. Il renifla immédiatement la spontanéité de l’accueil. Pas méchant, il donna cependant une petite leçon de prononciation au cher professeur, à propos du mot different, qu’on doit accentuer sur la première syllabe en mangeant le reste. Mais enfin, ce ne fut pas bien méchant, et je suppose que la note ne fut pas trop mauvaise, car nous avions, somme toute, un enseignant consciencieux.
Monsieur Pilhaud tenta d’instaurer un ciné-club, une certaine année. Mais le public brilla par son absence, et la tentative avorta. Je crois qu’on ne dépassa pas la première, qui fut donc la dernière séance, et sans Eddy Mitchell ! Le pauvre, on aurait dû lui dire qu’on était à Djidjelli.
En sixième, Eyrignoux enseignait le français. Ce devait être absorbant, car il ne travaillait pas dans les autres classes, je crois ; mais il y avait deux sixièmes, peut-être trois, j’ai oublié ; et puis, il devait enseigner chez les filles également. L’homme était comme monsieur Pilhaud, quoique en négatif, car il ne respectait pas les élèves, et ne craignait pas de les railler, y compris sur leur physique. Qu’aurait-il dit (ou fait) si nous avions usé de la réciproque ? Et moqué sa boiterie qui l’obligeait à marcher avec une canne ?
Je n’ai qu’une dette envers lui : il m’a fait découvrir Cyrano de Bergerac. Plus tard, une de mes tantes m’offrit la pièce, et je la sus par cœur à force de la relire. Il valait mieux, car cette œuvre est généralement jouée de manière exécrable, et je ne l’ai vue représenter correctement qu’une seule fois, à la Comédie-Française, le 12 juillet 1970. Depuis, rien ! Les versions de Francis Huster et de Denis Podalydès, que j’ai subies, étaient lamentables – bien que, pour cette dernière, tout le monde l’ait admirée. Et le film avec Depardieu ne valait pas mieux : dialoguiste et réalisateur avaient coupé les deux vers les plus significatifs de la pièce, qui expliquent le caractère de Cyrano : « Et pendant quatorze ans, il a joué ce rôle / D’être le vieil ami qui vient pour être drôle », soupirait Roxane.
Peu se souviennent de Daniel Poirier. Il enseignait le français en cinquième. Je ne pense pas qu’il soit resté longtemps à Djidjelli. Lui aussi, comme Eyrignoux, était assez moqueur, mais en moins méchant.
Comme professeur, il se voulait plus moderne, et avait fait une tentative libérale en nous demandant d’écrire des textes libres sur un cahier que nous devions intituler Livre de vie (sic). Dans son esprit, ce devait être une sorte de journal, mais pas intime, puisqu’il fallait le faire lire au professeur, donc à lui-même, et qu’il y mettrait des notes ! Un journal intime noté par un professeur, vous imaginez la sincérité dont nous faisions preuve. Cela tourna au concours de conformisme.
Le seul texte dont je me souvienne, de ceux rédigés par votre très humble et très obéissant serviteur, fut le récit d’un film vu au Rio, Samson et Dalila, réalisé par Cecil B. DeMille, et dont la séquence de fin, celle du temple de Dagon qui s’écroule sur ses fidèles, m’avait beaucoup impressionné. Le film avait quelques années, car il datait de 1949, mais les sorties à Djidjelli avaient beaucoup de retard. J’avais agrémenté ma page d’un dessin fait à grand-peine quoique avec un soin qui ne m’était pas habituel, et qui me valut une meilleure note que d’habitude. Au fond, c’était humiliant.
Il y eut aussi cette femme, professeur de physique et chimie, mademoiselle Saliba (j’ai oublié son prénom). Avec un de mes camarades de l’époque, elle nous avait pris en grippe, car nous la faisions enrager, je ne sais plus de quelle façon – probablement par des rires sous cape et qui ne la visaient en rien, car au fond elle ne nous intéressait pas. Elle finit par opter pour une mesure radicale : elle nous mettait tous les deux à la porte avant de commencer son cours. Moyennant quoi, j’ai eu 18 sur 20 de moyenne en physique l’année du premier bac ! À croire qu’au fond, les professeurs ne servent à rien (c’est ce que doivent dire aujourd’hui mes anciens élèves).
Par la force des choses, nous avons dû avoir des professeurs d’éducation physique (on disait « gymnastique »). Je n’en ai gardé que l’image d’un nommé Senot, un jeune homme blond, si je me souviens bien, et dont le prénom m’échappe. Pourtant, je n’ai pas oublié les trop fameux lendits scolaires, sorte d’exhibition de masse réunissant plusieurs classes, et qui devaient aboutir à une démonstration en présence de je ne sais quel inspecteur de la Jeunesse et des Sports. La préparation dura des mois, et le directeur de l’école, Siebert, casait des séances de gym un peu au hasard, à des heures saugrenues. Parfois, il fallait faire ces répétitions au stade municipal, plus loin que le casino de la plage, et nous traversions en rangs la moitié de la ville. Les exercices étaient faciles, leur synchronisation, un peu moins. Je ne sais plus quel succès a pu avoir cette manifestation pré-maoïste, et n’ai pas encore compris à quoi cela servait... Senot était loin d’être sympathique, au contraire d’un de ses collègues que je connus quelques années plus tard, à Constantine : il s’appelait Joël Gauthier, n’était guère plus âgé que nous, et, à la fin d’un stage près d’Alger où il avait fait office, auprès de notre classe, de moniteur, il nous avait prié de le tutoyer. Joël se conduisait davantage en grand frère, et je puis dire que, tout en le respectant infiniment, nous étions unanimes à l’aimer.
Et voilà que, pour une fois, une page qui commence bien finit bien aussi. Ce ne sera peut-être pas toujours le cas.
Sites associés : Kinopoivre (critiques de films)Yves-André Samère a son bloc-notes
Dernière mise à jour de cette page le vendredi 21 mai 2021.